lundi 31 mars 2008

La femme au sol



La femme au sol. Au départ, une musique qui installe quelque chose de doux, répétitif, mélancolique. La femme entre en scène, avance vers nous, se déchausse, s'assoit et commence sa danse au sol. Toujours les mêmes mouvements, repris en quart de tour. Tout du long, elle parlera de la dureté de son travail à l'abattoir. Les problèmes physiques, les douleurs dues aux mouvements répétitifs du travail à la chaîne. La détresse morale dans un contexte où il n'existe pas d'autres perspectives de travail. Il y a quelque chose de captivant dans cette juxtaposition. Une femme d'une grâce presque lascive, au ton monotone, sans affect nous raconte un quotidien d'une grande rudesse. Ca s'installe peu à peu. D'abord on est pris par la musique, puis on entre dans le mouvement du corps, les mots nous bercent presque puis on entend. Notre estomac se serre peu à peu. On a froid . Ce qui se passe devant nous est terrible. C'est un être l'on broye. On ne sort pas intact d'abattoir.

Montage libre d'une séquence de "la femme au sol" à partir des répétitions d'Abattoir, création théâtre et danse, de Anne Théron et Claire Servant pour le festival "court toujours " à Poitiers en juin 2008.

réalisation: Emmanuelle Baud

L'os doit être à blanc

Un mois est passé, exactement.
Les gestes sont aussi douloureux et je retrouve mes articulations douloureuses. L’habitude est prise : griffe, mort, saigne, la viande secouée de spasmes et de mots ne faiblit pas. Mais le mal est là encore, courbature sans queue ni tête, mélodie intime de la souffrance comme mode de vie, entre répétition et rythmes précis.
L’os doit être à blanc, la viande restera à la viande.
Esther a froid et sa voix monte les marches de la violence accumulée, jusqu’à l’os. Les deux autres épais ont leur texte non seulement dans la bouche mais aussi dans le corps, sans apprêt. Claire a sûrement tracé et poli chaque recoin, avec ses consignes en forme de questions. On sent que le cuir des mots colle au squelette du texte et des muscles, gaine bien ajustée qui se voit à peine. Encore quelques heures et rien ne sera visible de l’artifice comédien.
L’épure a fonctionné, le filage terminé réouvre les discussions. Les épais racontent leur voyage de trente minutes, tentant de dire encore, de vérifier, d’affiner le récit de leurs sensations, de commenter l’effet des consignes enfin validées par l’action. Au milieu des cigarettes qui se préparent, quelques rires et des colloques à petits groupes. Les spectateurs sont un peu nombreux ce soir, un peu plus que les témoins habituels. Il y aura du vin à boire.
Un mois plus tard, après du temps et du travail, Abattoir sent le dur encore mou par endroits, avec de petites flopés d’à peu près et des justesses en place, des presque sûrs. Le son se plie dans les bonnes encoches, rugit à propos, s’envole à temps. Nos regards de mouettes alignées dans les fauteuils du futur public sont pour ceux qui parlent, puis se parlent une fois le filage terminé. La grande cage blême des plastiques pendus a toujours sa teinte de méduse. En fait l’exacte couleur de membranes luisantes et fine de l’envers de la peau d’un lapin que l’on écorche. L’exacte couleur.
Et la pénombre douce qui gomme et arrondit allume des envies dans les mots échangés. Le théâtre s’éteint un peu jusqu’ à demain, quand les épais viendront rallumer les noirceurs du plateau en mille mots croisés, ordinaires révoltes, répétées, attendries.

Auteur-témoin: Denis Reserbat-Plantey

"Image magnifique"

Vendredi 28 mars - 16h

J’arrive, réunion entre acteurs et metteurs en scène/techniciens.
Anne Théron parle d’une image magnifique créée par le personnage féminin, les rideaux de plastique blanc et le halo de lumière rouge. Je réalise alors que l’on peut relever plusieurs images, des images fixes, hors du temps mais dont une seule pourrait suffire à incarner LA beauté. Un spectacle est un ensemble, il peut être beau mais ces images sont ponctuelles et furtives, elles nous échappent aussitôt, ce qui les rend encore plus belles.
Des photographies belles absolument, d’une beauté si particulière dans cette mise en scène : c’est une beauté plastique, claire-obscure et froide, violente. Dans Abattoir la beauté est d’une violence qui nous abasourdit. Beauté, amertume, brutalité, pesanteur latente qui peut exploser à tout moment… L’horreur du texte, des histoires et subie par les corps se rend belle… ? C’est monstrueux me direz-vous… Oui c’est monstrueux parce que c’est beau, et c’est beau parce que c’est monstrueux…
Au moment où on en arrive à ressentir ça, on se surprend à
Avoir des frissons
Respirer profondément
Avoir envie de pleurer, crier
Envie de penser que ce n’est que du théâtre…
Finalement on choisit le doute, l’ambiguïté.

Auteur-témoin: Anaïs Gerbaud

Quelle idée de s'enfermer dans le noir quand le soleil brille!

Quelle idée de s’enfermer dans le noir quand le soleil brille !
Aujourd’hui, c’était la dernière fois que je pouvais être témoin.
Beau mot que celui de témoin.
Spectatrice, certes mais aussi échantillon.
Et, tout autant, ce que la relayeuse passe à l’équipière suivante.
Cette fois, c’est la musique du texte, ses points d’appui qui m’ont le plus frappée.
Simples mots terriblement agencés au service d’un propos tout aussi terrible.
Quelle qualité d’émotion !
Que de travail pour en arriver là.
J’aimerais bien fouiller dans la corbeille à papier de Anne.
Ses tapuscrits recèlent sûrement des trésors.
Pour la scène, je n’aime que la beauté du texte ou plutôt la résonance qu’il éveille en moi.
Et ce texte résonne de plus d’une façon.
Il serait bon de pouvoir le lire ou l’écouter encore et encore.
Et si la mer autant que l’usine avait piégé Edith et Régis ?
Et si Christophe, une fois licencié, se vivait abattu comme une vache ?
Ou comme un maquignon envoyant des ouvrières – animaux à la tuerie?
Cet après-midi, ce fut un beau et bon moment.
« What a wonderful world », un peu de celui que Amstrong espérait pour les enfants qu’il voyait grandir.
Et pourtant…

Auteur-témoin: Danièle

Pronto!

Pronto ! C’est la marque d’une des consoles dont se sert un technicien.
Et c’est ce que je fais : j’écoute, comme si mon téléphone avait sonné en Italie.
Et je regarde aussi.
Sur la scène, toutes les lames de plastique sont suspendues et forment une sorte de cage.
Un seul côté est libre : c’est celui qui nous permet de voir.
Du plafond tombe une lumière froide, dure, inhumaine.
Magique, le noir arrive avec le son.
Et, nous sommes de nouveau dans l’usine.
Puis tout s’arrête pour travailler la précision.
Précision du ton : « Descendre de plus en plus grave, plutôt que crier » dit Anne à Edith.
Précision de l’articulation : « Une boule, ce n’est pas un’e boul’ » dit encore Anne.
Précision dans l’expression du visage de Edith : « L’œil plus dur ». Toujours Anne, bien sûr.
Précision du temps : Claire compte avec ses doigts qui déploient un à un les secondes pour que Christophe ait le temps de disparaître.
Précision des gestes exécutés derrière les lames et que nous voyons par transparence, retravaillés avec Claire.
Claire et Anne, Anne et Claire, sans arrêt dans un duo pour toute la précision, la netteté possible.
Anne note sans arrêt pendant le filage.
J’aimerais bien lire une page de ce carnet, un jour.
Á force de voir travailler toute l’équipe, tout en étant prise par le spectacle, j’ai perdu de ma naïveté de spectatrice ordinaire et je note mentalement : « Christophe respire plus fort, Edith a l’œil plus dur, sa posture s’en modifie, Régis roule et tombe sans nuire à sa diction… ».
Et ça enrichit ma vision.

Auteur-témoin: Danièle
28 mars 2008

...calibré, pesant, poisseux.

Vendredi 28 mars - 15h

Premier filage de la journée. Il y en a eu deux hier. Il y en aura encore deux aujourd’hui.
Maintenant c’est un spectacle calibré, pesant, poisseux. Une atmosphère lourde, oppressante, des scènes qui s’enchaînent de façon rythmée, un peu mécanique, des comédiens très cadrés. Les transitions d’une parole à l’autre se font essentiellement par le son et la lumière.
Du coup, ce que je préfère, c’est quand la musique s’allège, la voix suit, et laisse la vie rentrer sur le plateau. Un peu de distance avec le cauchemar ambiant.
La fin est belle. Le dernier texte d’Edith, Christophe qui lui répond, comme un dialogue enfin, et puis une voix intérieure qui monte, leurs voix à tous les deux, centrées, vivantes, profondes. L’émotion arrive, enfin. Avec la simplicité. Et un très beau travail sur le son, la voix de Christophe qui s’éloigne, et qui vient résoner en chacun d’entre nous, doucement relayée par « What a wonderful world ».

Auteur-témoin: Véronique H.

Chocolat, Abattoir et Louis Amstrong

Jeudi 27 mars, 18h15-19h30 :

Tout a commencé le mercredi 26 mars. Tout juste sortie des agapes du week-end de Pâques, je me préparais à me replonger dans le dur univers d’Abattoir… ah…ben non…personne…bon, retour en arrière, on rembobine et même trajet le lendemain.
Je n’avais pas dit mon dernier mot ! Cette fois tout est là. Fin de journée ; tout le monde est un peu fatigué. On parle d’une chaise que personne ne voit et puis pose clope et gâteau au chocolat (j’apprends alors de source sûre que Claire fait des gâteaux au chocolat presque tous les jours et qu’ils sont terrrrrriblement bons). Bon, il faut se lancer dans le filage… Où est passé Christophe ? On le dit enfermé dans les toilettes, vraisemblablement un des pièges des coulisses. Claire et J-B se précipitent !... et Christophe surgit de derrière les lamelles de plastique provoquant un éclat de rire général. Bon, on y va…
…Bruits métalliques d’usine, frigo assourdissant, Joey Ramone ; douceur d’un petit jazz. J’ai des frissons quand Edith finit son texte comme un cri ! Tous les trois ont trouvé le ton juste, l’émotion. « and I think to myself…what a wonderful world… » chante Louis Armstrong. En fait, non...il n’est pas merveilleux pour tout le monde. C’est dur. Je tremble en pensant que tout ça est vrai.

Auteur-témoin: Alexandra Billon

Abattoir: photographies






Photos: Anaïs Gerbaud

Immersion... Jeudi 27 mars

Aujourd'hui, ça y est, je vois vraiment une partie du spectacle, avec les acteurs-danseurs, les lumières… Beaux effets de lumière: elle s'exprime tantôt sous une douche, tantôt en dehors. Un personnage est éclairé derrière un rideau. Je suis captivée, happée par ce qui se trame, je scrute, je passe mon temps à relever les effets recherchés. Ils paraissent toujours naturels au spectateur, et pourtant je sais qu'ils représentent des heures de travail…

Entre et autour de ces rideaux blancs,
Des corps meurtris, affligés de la souffrance de cet abattoir, au fond une souffrance unique transparaît, comme la lumière rouge qui perce derrière le rideau: animale ou humaine, il s'agit toujours d'un désossage, de carcasses lourdes et presque inanimées.
Les corps flanchent, la chair est blessée en son cœur, quand l'un reste debout c'est par révolte, explosion de haine. On se retrouve aussi affligé par cette masse trop pesante, cette sensation pénible. Une affliction au cœur, à l'âme et au corps que tous partagent: bêtes, personnages, spectateurs. Immersion dans la douleur exposée, elle éclate violemment au grand jour.
Les corps se relèvent mais
Les corps chutent à nouveau
Les corps se meuvent difficilement, dans les mouvements de danse on perçoit tout de même des résistances d'humanité. Perdue, retrouvée en partie…
Des corps titubent, vacillent... Ces personnages sont paumés, abrutis de cette monstruosité qui les blesse, les assassine peu à peu, marqués de transgression.

La monstruosité est bien là: des âmes qui perdent leur humanité, des esprits qui deviennent fous, des corps qui subissent la même douleur que les bêtes, sauf que les humains eux ne sont jamais abattus complètement, ils doivent se lever tous les jours pour aller à l'abattoir…

Immersion dans la monstruosité d'un abattoir…
Des corps humains et animaux mêlés, où l'abattage ne s'arrête jamais, il faut toujours couper "le cuir", gratter la peau, arracher la chair… Qu'y a-t-il derrière la chair, que reste-t-il dans les corps déjà mutilés?
Je m'extrais difficilement, je dois partir prendre mon bus, il faut vite se laver de cette noirceur, sortir de cette douleur.

Auteur-Témoin: Anaïs Gerbaud